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Chroniques
Tristan und Isolde | Tristan et Iseult
opéra de Richard Wagner
Un nouveau Tristan und Isolde sur la scène française est toujours un événement, et plus encore lorsqu’il s’agit de créer une production à Paris. Après la proposition réussie de Giuseppe Frigeni à l’Auditorium de Bordeaux [lire notre chronique du 26 mars 2015], découvrons celle de Pierre Audi au Théâtre des Champs-Élysées.
La stylisation en est extrême, dans le sillage de ses mises en scène amstellodamoises du Ring et de Parsifal [lire notre chronique du 21 juin 2012]. L’abstraction y est à considérer dans l’acception première du terme, puisque les éléments qu’elle conjugue échappent de la choséité particulière induite par la situation dramatique (fragments de bateaux, etc.), tout en s’avançant vers une autre invocation, celle de la mort, tant désirée par les amants, via une plage jonchée de côtes de baleine. La sombre terre du héros, que jamais le soleil ne vient éclairer, est celle d’un au-delà malheureux, traversé par des ombres, un inconsolable questionneur en ce qu’il contredit cet espoir en la mort que l’œuvre n’a de cesse d’appeler. Nulles délices ne sauraient s’ensuivre de sa Liebestod : avec la complicité de Jean Kalman pour la lumière et du scénographe Christof Hetzer, Audi signe donc un Tristan déjouant son propre classicisme.
Plus dans le détail, le traitement des protagonistes fait l’objet d’un soin certain. Il insiste en particulier sur le personnage de Brangäne, plus amoureuse que jamais de la reine irlandaise, sans appuyer de quelque trouble que ce soit la déception de Marke, en revanche. Loin d’une sorte de systématisme avec lequel elle nous fut maintes fois montrée, l’amitié masculine ne prend pas de jour ambigu. L’attachement du roi pour son champion est filial, celui de Kurwenal est indéfectible compagnonnage quand la trahison de Melot ne se justifie que par un arrivisme éperdu, loin de tout sentimentalisme. Avoir imaginé un Melot chenu, arborant une répugnante gangrène, souligne la victoire de la corruption sur la pureté (partant que jamais les amants ne nieront) – à moins que ce soit celle de l’amour sur l’ici-bas, au fond, s’agissant d’un amour toujours tourné vers la mort.
Sans doute le spectacle gagnerait-il un impact plus prégnant avec une direction musicale moins encombrée. Certes, les musiciens de l’Orchestre national de France s’acquittent plus qu’honorablement de leur mission, par-delà des tempi qui trop souvent les met à mal, mais leur baguette titulaire s’oublie en des atermoiements vertigineux (et l’on se passerait avantageusement des grognements qu’elle « chante » pour encourager ses troupes, soit dit en passant). À coup sûr, elle connaît son Wagner, n’en doutons pas, mais sans s’interroger plus loin que la manière dont l’ouvrage fut écrit : de ce fait, nulle erreur stylistique ou musicale. Fi des stériles questions de goût – chacun possède le sien, qu’il cultive ou non, qu’il confronte ou non, chacun fera à sa guise et selon le moment, n’allons pas plus loin sur ce terrain – : une criante incohérence dramaturgique habite la présente version, bien plus affolante que ces finasseries conversationnelles d’entracte. Les enjeux du premier acte sont bien là, mais la fin du suivant tient du contresens. L’étirement du troisième finit d’épuiser des artistes dont déjà il avait abusé trois heures durant… sans parler du public qui s’en exprime assez vertement au moment des saluts.
Les artistes, ce sont les chanteurs, bien sûr, mais aussi les instrumentistes. Jouer cet ouvrage est une épreuve de force, on le sait, alors dans ces tempi capricieux, tour à tour alanguis jusqu’à se pâmer et resserrés en vendeuses anicroches, l’exercice tient du chemin d’un funambule dessus la fosse des caïmans. Non, rien de tout cela : la musique, même comme ça, ne mène pas ses officiants au supplice. En revanche, nos oreilles souffrent.
La distribution réunie s’avère diversement concluante. Ainsi n’est-ce pas du couple-titre qu’on attendra satisfaction. L’Isolde de Rachel Nicholls tient le plateau, certes, mais d’un timbre cru, brutal, guère nuancé, qui volontiers heurte l’aigu. La fière reine de l’Acte I y trouve son compte, mais pas l’amoureuse du II, encore moins l’immolée du III. Sachons gré au soprano d’avoir accepté cette prise de rôle en remplacement d’une collègue déficiente. Fréquemment applaudi dans nos colonnes [lire nos chroniques du 9 octobre 2009, du 1er mars 2011, du 10 octobre 2012, du 2 septembre 2013 et du 14 octobre 2015, entre autres], Torsten Kerl accuse une émission problématique générant un aigu cinglant, parfois même crié, d’heureux médium et haut-médium, un engorgement disgracieux du bas-médium et un grave franchement barytonné. Ce patchwork du timbre met immanquablement à mal la ligne vocale (et même la diction !) qui parfois s’égare en de regrettables approximations.
Aussi trouvera-t-on en d’autres gosiers quelque plaisir.
Le Timonier de Francis Dudziak se pose efficacement, de même que les Berger et Marin très clairs de Marc Larcher. Ces derniers temps il fut donné d’entendre des Marke dignes, nobles, dans une âpre affliction ; plus rogue, celui de Steven Humes se révèle dans le dépit, jusqu’à une jalousie méchante que sert idéalement le cuivre de sa robuste voix. Deux chanteurs prennent le devant de la scène : la Brangäne généreusement lyrique de Michelle Breedt, fort investie, et Brett Polegato en probant Kurwenal, très musical.
BB